Article paru dans Le Figaro le 28 novembre 2011, par Carl Meeus
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Dans un livre choc paru cette semaine, le député des Bouches-du-Rhône Renaud Muselier dénonce la façon dont les frères Guérini ont tenté de faire main basse sur la deuxième ville de France. Entretien vérité.
Le Figaro Magazine Votre livre s'intitule «Le Système Guérini». De quoi s'agit-il exactement ?
Renaud Muselier - D'un scandale énorme qui mêle corruption, clientélisme, blanchiment d'argent et grand banditisme. Tout ça sous la houlette de deux frères, Jean-Noël Guérini, sénateur président du conseil général des Bouches-du-Rhône, et Alexandre Guérini, chef d'entreprise. Cette famille a mis en place un système politico-mafieux qui a détourné l'argent public. Les différentes enquêtes ont montré pour l'instant que pas moins de 35 millions d'euros avaient été détournés. A mon avis, le total est beaucoup plus élevé. Cet argent n'a pas servi à des fins électorales ou à des financements de campagne. Il a été déposé sur des comptes à l'étranger pour servir quelques personnes. C'est bien un fonctionnement mafieux.
Comment un tel système a-t-il pu se mettre en place à Marseille ?
Au cœur du système il y a les deux frères Guérini. Deux petits Corses de Calenzana qui ont grandi dans le quartier du Panier, à Marseille, et ont connu une ascension fulgurante. L'aîné, Jean-Noël, est devenu président du conseil général en 1998. Avec son mandat de sénateur, il dispose de relais et de cercles d'influence très forts, grâce à ses contacts dans tous les milieux politiques et administratifs. Il dispose également de moyens financiers importants. Sur tout ce qui concerne l'action sociale, les HLM, les services départementaux de la sécurité, les agréments pour les maisons de retraite, les déchets et les transports. Sa fonction lui permet d'accorder des subventions, des appartements ou des marchés. Le cadet, Alexandre, après avoir dirigé une petite société d'entretien de plomberie des immeubles, s'est reconverti dans le traitement des ordures ménagères. Le premier est la face honorable du système. Le second, c'est la face sombre, cachée. Celui qui fait toutes les basses œuvres, qui passe les coups de téléphone, menace physiquement ceux qui se rebellent. Les détournements, l'attribution des marchés de subventions, les pressions sur les fonctionnaires, les élus, les chefs d'entreprise et les relations avec le grand banditisme, c'est lui. La totale, quoi !
Comment avez-vous été alerté de l'existence de ce «système» ?
Il y avait des rumeurs, des bruits sur des choses bizarres avec des architectes, des entreprises, toujours autour des marchés publics du conseil général. Mais personne ne savait si c'était de la malveillance politique ou une rumeur permanente. Seulement, à la communauté urbaine de Marseille, on les a pris en flagrant délit de trafic de marchés publics.
À quelle occasion ?
Sur les marchés de traitement des déchets. Sur un des marchés, manifestement, il y avait une entourloupe. Une entreprise, ISS, gagne un appel d'offres sur la collecte des déchets, grâce notamment à un budget inférieur de plus de 4 millions d'euros à celui de son principal concurrent, Bronzo. Les salariés de Bronzo se mettent en grève, bloquent le ramassage des ordures à Marseille. Pendant la grève, un salarié de la société explique qu'ils «étaient les mieux placés au niveau technique et qualitatif (...) selon les analyses effectuées par les services de la communauté urbaine». Mais un salarié d'une société candidate à un appel d'offres ne peut pas avoir accès aux analyses techniques des services de l'administration. Et de leur côté, les fonctionnaires de la communauté urbaine sont soumis au respect de la confidentialité des dossiers. Comme par enchantement, la grève a pris fin quand le président de la communauté urbaine a déclaré sans suite l'appel d'offres défavorable à Bronzo. On apprendra par la suite, selon les révélations faites devant le juge par un des acteurs du système, que c'est Alexandre Guérini qui a ordonné la transmission du document aux grévistes pour faire pression sur le président de la communauté urbaine et annuler la décision de la commission d'appel d'offres. Plus tard, on découvrira les liens des deux frères avec la société Bronzo, filiale de la Société des Eaux de Marseille, filiale du groupe Veolia. Avant de savoir tout cela, le 9 novembre 2010, lors de la séance pléniere de la communauté urbaine, dont je suis vice-président, j'interviens pour dénoncer ce système. Et je donne à M. Caselli Gomorra, le livre de Roberto Saviano sur la mafia napolitaine.
Comment a-t-il réagi ?
Il a changé de couleur. Il est devenu livide, tétanisé. Il a pris le livre et l'a jeté par terre. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que j'avais vu juste et pointé du doigt un système mafieux.
Ci-contre : Jean-Noël Guérini, le 8 septembre 2011 à la sortie du tribunal de Marseille où le juge Duchaine l'a mis en examen pour prise illégale d'intérêts, trafic d'influence et association de malfaiteurs. (Patrick Gherdoussi/Fedephoto.com)
Quand vous vous levez pour dénoncer ce système, comment réagissent les autres élus, dans votre camp et à gauche ?
Un grand silence. Une chape de plomb qui règne sur la totalité de l'hémicycle. A droite comme à gauche. Je suis soutenu par les membres de la commission des marchés. Mon groupe politique ne m'a jamais lâché. Mais chacun était dans l'attente. Le jour où j'interpelle le président Caselli, en revenant vers ma place, Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, me dit : «Renaud, tu as raison mais tu es très très courageux !»
Vous vous êtes heurté à une sorte d'omerta ?
Incontestablement, comme dans un système mafieux, il y a une chape de plomb qui empêche de révéler les problèmes. Heureusement qu'il y a eu un procureur de la République courageux, qui a pris en considération une lettre anonyme qui lui a été adressée en 2009. Il a su confier cette enquête à un juge, qui a lui aussi montré son courage et son indépendance, malgré les pressions. Comme les gendarmes, qui ont fait une enquête remarquable. Aujourd'hui, ils ont mis au jour une multitude d'affaires qui concernent les déchets, les maisons de retraite, mais aussi les photocopieurs et même les pompiers, pour lesquelles vingt-sept personnes ont été mises en examen au total. Et pour des motifs graves. Prenez Alexandre Guérini : mis en examen pour détournement de fonds publics, recel et blanchiment, abus de biens sociaux, trafic d'influence, corruption active et détention d'un chargeur de pistolet Glock ! Et Jean-Noël Guérini, mis en examen notamment pour association de malfaiteurs ! Sur ces vingt-sept personnes, pas un seul élu de droite. Mais curieusement, on constate, à la communauté urbaine comme au conseil général, que des élus de droite ont voté pour MM. Caselli et Guérini. J'imagine que la distribution de subventions a permis d'acheter quelques silences. C'est l'addition de toutes ces petites lâchetés, de ces petites compromissions, qui a permis au système de s'installer.
Au niveau national, vous heurtez-vous à ces mêmes lâchetés ?
C'est même plus grave que ça. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre Jean-Noël Guérini et les responsables politiques nationaux. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'il a toujours fait voter sa fédération en faveur de M. Hollande, quand il était premier secrétaire du PS, puis de Mme Aubry, quand elle lui a succédé. Les votes de la fédération PS des Bouches-du-Rhône, contrôlée par M. Guérini, ont permis à ces responsables socialistes d'avoir une certaine tranquillité. Pourtant, au niveau national, tout le monde savait que M. Guérini était une personnalité particulière. Mais personne n'est jamais intervenu. Quand j'ai vu l'ampleur des dégâts, en février dernier, je me suis rapproché de Manuel Valls, Arnaud Montebourg et François Hollande, à l'Assemblée nationale, pour leur expliquer ce qui se passait. Seul M. Montebourg a tenu compte de ce que je lui ai dit.
Quelle a été la réaction de François Hollande ?
Il s'est en permanence caché derrière des phrases évasives : «Qu'est- ce que tu veux que je fasse, Renaud ? Il n'est pas mis en examen, je n'ai rien à dire.» Pour moi c'est une fuite devant ses responsabilités.
Il semblait surpris par ce que vous lui racontiez ?
En aucun cas surpris, non ! Peut-être parce que lui-même a bénéficié des aides multiples et variées de M. Guérini et de la fédération PS des Bouches-du-Rhône. Il ne se sentait sans doute pas aussi propre que ça. Comme les autres, au début, il a eu recours aux excuses classiques, puis quand le frère est mis en examen, on dit : vous voyez, ce n'est pas lui, c'est son frère, et quand enfin Jean-Noël Guérini est mis en examen, là on dit : attention, il y a la présomption d'innocence ! Tout ça montre la volonté systématique de ne jamais intervenir. Comment peut-on vouloir être président de la République et avoir cette incapacité d'action quand on peut le faire ? Pour moi, c'est un manque de courage total.
Ce sont des accusations graves. Vous avez des éléments concrets ?
Le concret, c'est toute la période pendant laquelle M. Hollande était le patron du PS national avec M. Guérini patron du PS local. Il suffit de reprendre la totalité des votes pour se rendre compte des scores staliniens en faveur de M. Hollande dans une fédération aussi importante. Je vous rappelle que je ne suis pas le seul à le dire. Le rapport de M. Montebourg, membre du PS, dit bien que «l'argent public est notoirement utilisé pour faire pression sur les élus socialistes afin de s'assurer de leur soutien sans faille quand il ne s'agit pas de leur silence» ! Je vous rappelle qu'à l'élection du président du Sénat, Jean-Pierre Bel a accepté les voix des deux sénateurs PS de Marseille mis en examen, MM. Andréoni et Guérini. Ça ne l'a pas gêné. Ni M. Hollande et Mme Aubry. Ils ont laissé perdurer le système pour protéger leurs intérêts politiques. Au détriment de Marseille. Et des valeurs de la République.
Vous avez eu des moments de découragement ?
Oui, bien sûr. Parce qu'à un moment, on se sent un peu seul, on n'est pas sûr que l'affaire sorte. Il faut deux ans entre le moment où je repère des entourloupes et celui où l'affaire devient publique, parce que les médias s'en emparent ou qu'un juge se saisit de l'affaire. Et pendant ce temps, vous avez beau répéter que ce sont des tricheurs, des voleurs, vous n'avez pas les preuves. Vous savez qu'elles existent, mais vous vous demandez si la justice va pouvoir faire son travail. Le temps politique, le temps médiatique n'ont rien à voir avec le temps judiciaire. Le décalage est difficile et anxiogène.
C'est cette période qui a été la plus dure ?
Oui parce que pendant ce temps-là, ils ont fait campagne contre moi. Dans les journaux. Alexandre Guérini m'a accusé de complot politique. Vous vous retrouvez dans une situation inversée, où ceux que vous dénoncez ont un tel sentiment d'impunité qu'ils se permettent de vous attaquer et de vous menacer en public. Alors que ce sont eux les tricheurs et que vous les dénoncez.
Quelles menaces avez-vous subies ?
Alexandre Guérini est venu me menacer dans ma propre maison ! Au cercle des nageurs de Marseille, il m'a insulté en utilisant un langage fleuri avant de m'accuser d'être «la balance qui a écrit la lettre» au juge. Je connaissais leurs méthodes d'intimidation et de pression sur les fonctionnaires, les élus. Tant que la justice n'a pas avancé, ils ont eu ce sentiment d'impunité et ils sont même allés plus loin : ils ont mobilisé leur système mafieux contre nous. Là, il y a un vrai moment d'angoisse.
Vous avez eu peur pour votre famille ?
J'ai été menacé. A tel point que j'ai dû être protégé par un garde du corps pendant quelques mois à la fin de l'année dernière. Ce n'est pas agréable d'entendre sa femme vous demander si vous ne les avez pas mis en danger, elle et les enfants, à qui vous avez donné un numéro d'urgence de la police au cas où.
On a du mal à réaliser quand on n'est pas marseillais...
...Quand on est marseillais aussi ! On n'arrive pas à croire que quelques-uns se sont servis sur le dos des contribuables. C'est hallucinant. Marseille, ce n'est pas ça. Ce ne sont pas les Marseillais qui ont fait ça. Ce sont les Guérini. Pendant longtemps, on a fait passer ça pour un tropisme méditerranéen. Comme si c'était un folklore local. C'est dramatique de devoir rappeler que Marseille est une ville française. Il n'existe pas d'extra-territorialité à Marseille.
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Le Système Guérini, de Renaud Muselier, JCLattès, 265p., 17€.
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