Article paru dans Le Point le 15 déc. 2011, par Thierry Noir
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Nouvelle ère. Le bras de fer entre Jean-Noël Guérini et le PS accélère la fin du "système Gaston Defferre".
Un accident. Un accident extraordinaire comme seule Marseille sait en générer. C'est ainsi qu'est apparu, le 17 avril 2008, l'élection d'Eugène Caselli à la présidence de la communauté urbaine de Marseille Provence Métropole (MPM). La droite venait de gagner les élections municipales. Le candidat UMP Renaud Muselier était grand favori. Divine surprise pour la gauche, énorme catastrophe pour la droite ; ce jour-là, le candidat PS, sur les 157 conseillers communautaires, gagne avec 2 petites voix d'avance. Rétrospectivement, cette élection fut plus qu'un accident. Elle marque le début de la fin d'une manière de faire de la politique à Marseille. Et d'un système inchangé depuis que Gaston Defferre, maire et figure tutélaire de la ville de 1953 à 1986, en avait fixé les règles, basées sur les petits arrangements entre amis et le clientélisme.
Mais revenons à ce 17 avril. Ce jour-là, la droite éructe de colère après avoir été KO debout. La gauche exulte. Toute la gauche ? Non. Dans l'hémicycle, Jean-Noël Guérini est le seul à rester assis et ne pas immédiatement féliciter Eugène Caselli. Bien sûr, pour le journaliste qui l'interroge, sa bouche prononce les mots de joie d'usage. Mais ses yeux et tout son être disent le contraire. Car, pour lui, Eugène Caselli, président de la CUM, n'est plus un allié, il est devenu un rival, quelqu'un qui pourrait, un jour, contester son pouvoir hégémonique sur le département et sur la fédération socialiste, 4e de France, qu'il dirige d'une main de fer - le gant de velours a disparu. Ainsi sont les règles non écrites léguées par Gaston Defferre : il vaut mieux la victoire d'un adversaire politique, que l'on peut battre à une prochaine élection, que celle d'un allié, qui peut prendre du poids et vous empêcher d'être candidat lors du prochain scrutin. Mais Alexandre Guérini, frère cadet de Jean-Noël, pourtant très au fait des coutumes locales, n'avait pas tenu compte de cette règle. Le 17 avril, il déclarait au Point : "Si le gros avait été candidat[Alexandre Guérini est le seul à Marseille à surnommer ainsi Jean-Claude Gaudin],je n'aurais pas bougé. Mais, face à Muselier, il y avait un espace et j'ai aidé Eugène." Eugène Caselli nie fermement "avoir fait campagne avec Alexandre". Mais il n'est pas impossible que "Monsieur frère" ait agi seul. Reste que, très vite, Eugène Caselli se brouille avec Jean-Noël Guérini, qui veut le pousser à entrer en guerre contre le maire de Marseille.
Alexandre Guérini semble avoir ignoré une autre règle de Gaston Defferre : ne pas mélanger la direction d'entreprise et la politique. Car le juge Duchaine semble bien vite le soupçonner d'être intervenu auprès de l'administration de la CUM pour truquer un marché public. Il s'agissait, dans les 4e et 5e arrondissements, de ne plus faire ramasser les déchets ménagers par des agents territoriaux, mais par des salariés d'une entreprise privée. L'enquête dira s'il espérait toucher au passage une commission. Mais c'était aussi un coup politique. Sous le sceau de l'anonymat, un syndicaliste FO explique qu'il s'agissait d'"assécher ainsi, chez les éboueurs du public, le vivier des militants et colleurs d'affiches de Renaud Muselier et Bruno Gilles, maire du secteur. Un quartier déterminant pour espérer gagner les élections municipales en 2014, car c'est là que Jean-Noël Guérini a perdu celles de 2008".
Ce n'est qu'un début. L'incarcération d'Alexandre Guérini du 2 décembre 2010 au 18 mai 2011, puis la mise en examen de Jean-Noël le 8 septembre, notamment pour "association de malfaiteurs", donneront des indices sur les multiples pistes suivies par le juge, dont certaines mènent au conseil général. Exemple emblématique : ce terrain préempté par le département pour des raisons écologiques mais cédé seulement quelques minutes plus tard, lors de la même réunion du conseil général, pour permettre l'extension d'une décharge dans laquelle Alexandre Guérini a des intérêts. Les "affaires" sont nombreuses, dans lesquelles apparaissent les noms des Barresi, fichés au grand banditisme. Elles portent sur la construction d'une gendarmerie, d'une caserne de pompiers, sur l'autorisation d'exploiter des décharges et des maisons de retraite... Au total, une vingtaine d'élus, de collaborateurs d'élus et de chefs d'entreprise sont mis en examen dans ces dossiers. Qui, forcément, ternissent l'image de la ville et grippent les rouages des collectivités locales, qui ont besoin l'une de l'autre pour financer les projets. Et marginalisent le conseil général. Un seul exemple : lors de la réunion de MPM en octobre, il a été décidé avec la ville de ne pas étendre le tramway de Castellane vers Mazargues, mais d'étudier le prolongement vers la Capelette. Localement, ce n'est pas rien. Le département, principal financeur, n'a même pas été consulté. "J'en ai été ulcéré", relate le conseiller général PS Christophe Masse, qui demeure proche de Jean-Noël Guérini.
Celui qui a été l'homme fort de la gauche à Marseille pourra-t-il se présenter aux municipales de 2014 ? "Bien sûr que non", répond Patrick Mennucci, maire PS du 1er secteur et favorable à des primaires à gauche pour ces municipales. "Personne dans la classe politique ne pense qu'il sera en état de se présenter", confie Eugène Caselli. "Je ne sais pas s'il n'y a pas beaucoup de gens qui sont déjà dans l'après-Guérini", se demande Christophe Masse avec un sens certain de la litote. A droite, en tout cas, l'UMP Martine Vassal, conseillère municipale et générale, l'espère : "80 % de l'aide aux communes du département est allée à des villes gérées par la gauche !" déplore-t-elle.
Féodal. La semaine dernière, la pression s'est accentuée sur le patron du conseil général. Après son retour à la tête de la collectivité malgré sa mise en examen, le PS a demandé solennellement sa mise en retrait de la fédération socialiste, et sa démission du conseil général. Pour le moment, Solférino ne peut guère faire plus. Martine Aubry, la première secrétaire, dispose pourtant de quelques armes en réserve. Elle pourrait ôter à la fédération des Bouches-du-Rhône, donc à Guérini, le pouvoir d'attribuer les circonscriptions aux législatives de 2012. Et si Guérini persiste à vouloir se présenter devant les instances socialistes malgré l'interdiction de Solférino, il encourt une exclusion du parti. "Il enfreindrait en effet une interdiction édictée en bureau national", prévient un responsable du PS.
La droite entrevoit aussi la fin d'un système : "La figure tutélaire de Gaston Defferre a inhibé la droite et la gauche, estime le député et maire du 5e secteur, Guy Teissier. Mais il n'y aura plus jamais à Marseille un chef omnipotent. Les électeurs se chargent de faire comprendre aux responsables politiques qu'ils ne veulent plus de cette gouvernance à la Gaston, telle qu'elle a été reproduite à droite." Il veut montrer qu'il fera sienne cette nouvelle donne : "Pour l'instant, Jean-Claude Gaudin est assis sur son siège. Mais je suis un candidat potentiel. Avec Renaud Muselier, nous aurons l'intelligence de nous parler. Tout sera possible si c'est dans l'intérêt de Marseille et des Marseillais", dit-il. Bruno Gilles, sénateur maire du 3e secteur, va encore plus loin : "Il n'y aura plus jamais un seul patron qui dicte sa loi. Caselli a montré l'importance de la fonction de président de la CUM. Ce poste ne pourra plus être occupé par quelqu'un qui serait en même temps maire de Marseille." Puis, après un instant de réflexion, il lâche : "Ce sera à nous de dire collectivement stop ou encore à ce système quasi féodal hérité de l'après-guerre et des années Defferre."
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Michel Pezet : "La réalité a rattrapé la fiction"
Michel Pezet a sa vision bien personnelle de l'inflexion de la réputation de Marseille : "La carte postale idyllique, avec madame qui élève les enfants au soleil et monsieur qui part travailler à Paris en TGV, ça n'a qu'un temps, dit cet élu PS, qui a obtenu à peu près tous les mandats électifs, sauf celui de maire . L'image était fausse et on a vu rapidement que le roi était nu. "Plus belle la vie", mais pour certains privilégiés. Il y a des réussites comme Euroméditerranée mais, dans de nombreux quartiers, c'est la misère noire, les difficultés économiques, la pénurie d'équipements sociaux." Selon Michel Pezet, cette inflexion de l'image remonte à deux ans et à la grève des éboueurs : "Ajoutez quelques faits divers, les affaires politico- judiciaires, une vague de vols à l'arraché, et la réalité rattrape la fiction", dit-il. Pour lui, "dans la situation actuelle, Jean-Noël Guérini pourra difficilement être candidat. Jean-Claude Gaudin a une bonne image dans la population. Mais il tue Muselier, écarte Teissier et se met ainsi en position de dire : " Puisqu'il n'y a pas de candidat légitime, je brigue ma succession." Ce serait le mandat de trop."
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FO fait son aggiornamento
Ce n'est pas parce que son nom apparaît dans une des affaires Guérini qu'Elie-Claude Argy a été écarté de la tête du syndicat FO des agents territoriaux. "Elie-Claude s'était coupé de la base, il s'occupait trop des bagarres politiques internes à la droite et à la gauche, et plus assez des problèmes des agents", explique Patrick Rué, qui doit devenir secrétaire du plus gros syndicat FO de France (6 500 adhérents sur 16 000 employés à la ville de Marseille et à la communauté urbaine) lors du prochain congrès en février. Exit, donc, le "faiseur de roi" qui avait la musique du film "Le parrain" comme sonnerie de téléphone portable.
Patrick Rué plaide pour un retour aux sources du syndicalisme. "Le patron, c'est le maire de Marseille ou le président de la communauté urbaine, pas le secrétaire du syndicat", dit-il. Il interroge aussi les pratiques locales de FO, née, au lendemain de la guerre, d'une volonté de la CIA de contrer la CGT sur les quais du port ; combat poursuivi par Gaston Defferre, qui avait installé FO à la mairie, à l'Assistance publique et même au journal Le Provençal, qu'il possédait. "On obtient beaucoup, même s'il est faux de parler de cogestion avec les élus des collectivités. Mais les marges de manoeuvre se réduisent." Et il admet que le rôle d'un syndicat n'est pas d'empêcher les agents de bien travailler. Les Marseillais, qui rendent souvent à tort ou à raison les cantonniers responsables de la saleté de la ville, apprécieront.
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