Article paru dans L'Express le 8 septembre 2011, par Léa Delpont
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Le président (PS) du conseil général des Bouches-du-Rhône est entendu par la justice ce jeudi. Il devrait être mis en examen notamment pour "association de malfaiteurs". Retour sur une affaire aux multiples méandres.
Les paris allaient bon train sur le Vieux-Port depuis des mois. Tandis que chacun spéculait sur l'audition du président (PS) de l'assemblée départementale, sa date et les motifs d'éventuelles poursuites, le juge Duchaine prenait son temps...
Voilà deux ans que les "affaires" d'Alexandre Guérini, le frère de Jean-Noël Guérini, ont éclaté, jetant la cité phocéenne dans l'un de ces orages politico-judiciaires dont le Sud a le secret. Potentiellement explosive, l'enquête sur les agissements suspects de l'entrepreneur dans le traitement des déchets et sa mise en examen sont restées jusqu'à présent indolores pour son sénateur de frangin.
Maintes fois mis en cause publiquement à travers les mésaventures de son cadet écroué pendant plus de cinq mois et libéré le 18 mai, Jean-Noël Guérini a été réélu sans dommage -triomphalement même, avec trois voix de plus que sa majorité de gauche- à la tête du département, en mars dernier (acte I).
Certes, il a dû lâcher la présidence de la puissante fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, mais le rapport d'enquête d'Alain Richard l'a blanchi des accusations du secrétaire national Arnaud Montebourg, qui dénonçait "un système de pression féodal reposant sur l'intimidation et la peur" dans ladite fédération (acte II). Au début de juillet, enfin, le sénateur socialiste pouvait fanfaronner devant les caméras au sortir de la rue de Solferino, en raillant son pourfendeur.
Mais voici arrivé l'acte III : Jean-Noël Guérini, destinataire d'une convocation sous le soleil de ses vacances au Portugal, devait se présenter, le 8 septembre, devant le juge. Et pas pour des broutilles : le réquisitoire supplétif délivré en août vise le président du conseil général pour "prise illégale d'intérêts, trafic d'influence et association de malfaiteurs" avec son frère. Cette fois, les gros nuages montent dans le ciel marseillais. Pourra-t-il encore passer entre les gouttes ? Est-ce le début de la fin pour celui qu'un proche dit "trop peureux pour être malhonnête" ?
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Une enquête élargie à tous les marchés publics
Si le procès politique a déjà commencé, le jugement n'interviendra pas avant "deux à trois ans", selon un magistrat. L'instruction ne sera pas terminée avant plusieurs mois, et un autre juge que Charles Duchaine, amené à quitter Marseille un jour prochain, devra reprendre le dossier. Avec peut-être moins d'ardeur, même si, pour l'heure, la justice semble déterminée à démonter un "système" politique et affairiste, comme l'illustre la qualification retenue: "association de malfaiteurs".
Lentement, les enquêteurs ont circonscrit le "Vaisseau bleu", siège du conseil général, à nouveau perquisitionné en mai et en juin, après une première visite fin 2009.
Emblématique, mais déjà énergiquement dénoncée par les avocats du dossier. Pour sa part, Jean-Noël Guérini, droit dans ses bottes, "heureux", même, d'aller donner sa version à la justice, a déjà fait savoir qu'il ne démissionnerait pas pour une mise en examen, une épreuve que d'autres socialistes ont traversée sans être lâchés par leur parti. "Je n'accepterai pas d'être un bouc émissaire", a prévenu l'élu du Panier. Mais, dans trois ans, on sera en 2014, l'échéance des municipales...
En attendant, la chambre régionale des comptes aurait entrepris de passer en revue tous les marchés publics suspects de la collectivité départementale, raison pour laquelle le juge Duchaine aurait reporté l'audition de son président, pourtant annoncée comme imminente depuis le début de l'année... Lentement, les enquêteurs ont circonscrit le "Vaisseau bleu", siège du conseil général, à nouveau perquisitionné en mai et en juin, après une première visite fin 2009.
Avant l'été, trois cadres, proches de l'édile socialiste, avaient été entendus et son directeur de cabinet, Rémy Bargès, mis en examen le 30 mai pour "destruction de preuves" : on lui reproche d'avoir opportunément évacué des ordinateurs à la veille de la descente des gendarmes à l'hôtel du département, le 30 novembre 2009. Selon lui, ils contenaient des informations de nature politique, "pas des comptes en Suisse". Pays où la justice en a trouvé, en revanche, ouverts au nom d'Alexandre. Quatre dossiers, tous liés à l'encombrant frérot, semblent particulièrement motiver le rendez-vous de Jean-Noël Guérini avec la justice, le 8 septembre.
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La Vautubière, litige avec l'Agglopole Provence
La société Smav, contrôlée par Alexandre Guérini, récupère en 2005 la décharge de la Vautubière à La Fare-les-Oliviers, à la suite de la création de la communauté d'agglomération Agglopole Provence, qui rend caduc le contrat avec l'exploitant précédent, la Somedis. Ironie du sort, cette entreprise a appartenu en sous-main à Alexandre dans les années 1990, avant qu'il ne la vende à la CGEA (future Veolia), déjà présidée par un certain Henri Proglio...
A la résiliation de la délégation de service public, la multinationale réclame 15 millions d'euros d'indemnités, que la collectivité finance en imposant à la Smav une redevance annuelle de 1 million d'euros pendant quinze ans, en plus d'un loyer et de taxes d'exploitation. Le dossier s'envenime quand Alexandre Guérini conteste ces arrangements financiers devant le tribunal administratif, tout en manoeuvrant pour que l'avocat parisien Régis de Castelnau, dont le cabinet travaille aussi pour le conseil général, soit choisi pour représenter l'agglomération salonaise...
Le 10 septembre 2009, il téléphone à son aîné: "Je sais que tu reçois Tonon [NDLR: Michel, maire (PS) de Salon] avec Serge [Andréoni, sénateur maire (PS) de Berre, premier vice-président de l'Agglopole] en fin de matinée, essaie de prendre Serge à part, tu lui dis: "Règle-moi ce problème avec mon frère."" Quelques heures plus tard, Jean-Noël lui confirme le coup de pouce: "Ben ça y est, je l'ai vu [Serge Andréoni], il me dit que c'était réglé." Ce dernier est aussi convoqué chez le juge, le 14 septembre.
Alexandre vise un ancien dépôt de munitions de 40 hectares à La Crau. Ni une ni deux, le 3 juin 2009, il appelle son grand-frère: "Est-ce que c'est possible que tu demandes, que tu puisses demander à Vulpian [NDLR: Claude, maire (PS) de Saint-Martin-de-Crau] s'il serait d'accord pour me vendre un terrain qui se trouve dans sa commune ?" Après son déjeuner avec l'édile, le président du conseil général lui confirme : "Le terrain, là, chez Vulpian, je lui ai demandé." Vous avez dit "trafic d'influence" ?
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La main d'Alexandre dans les services du conseil général
Le frangin terrible avait l'habitude de téléphoner à tout bout de champ aux membres du cabinet de Jean-Noël et aux employés des services départementaux pour leur demander (exiger ?) faveurs et privilèges pour des amis, des amis d'amis ou des électeurs socialistes potentiels. Emplois, logements HLM, subventions aux associations, Alexandre se mêle de tout, sur un ton qui ne tolère aucune contradiction.
Un de ses téléphones portables, sur écoutes du 27 avril au 9 juillet 2009, livre ainsi 22 conversations avec l'Opac 13 (office HLM du département) pour des attributions d'appartements. Ils ont enregistré sur la même ligne téléphonique 12 entretiens avec le conseil général des Bouches-du-Rhône "pour l'embauche de personnes, le déblocage de subventions ou tout autre service". Les extraits que nous publions sont édifiants...
Pour le juge Duchaine, le président ne pouvait ignorer les ingérences de l'entrepreneur dans son institution: dans son réquisitoire supplétif, il estime que le sénateur aurait "toléré des immixtions sans titre de son frère Alexandre dans le règlement d'affaires relevant de la compétence du département à des fins de clientélisme servant leur intérêt commun". Tolérance, ou complicité ?
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La décharge du Mentaure, à La Ciotat
Voici certainement le dossier le plus délicat pour le sénateur socialiste, rattrapé par l'odeur nauséabonde des poubelles. En juin, les gendarmes ont cuisiné sur ce sujet l'une de ses plus proches collaboratrices, Béatrix Billès.
Dans sa convocation du 8 septembre, le juge accuse tout bonnement Jean-Noël Guérini d'avoir "détourné son pouvoir" de préemption afin de "constituer une réserve foncière au bénéfice de son frère".
Cette décharge située sur la commune de La Ciotat est exploitée par une autre société d'Alexandre, la Smae, pour le compte de l'agglomération d'Aubagne (PCF). Petit retour en arrière : en 2004, l'entrepreneur remporte le marché, qui prévoit une extension sur un terrain voisin. La mairie (UMP) de La Ciotat s'y oppose et tente de s'approprier ledit terrain, connu sous le nom de "Semaire" ou "Roumagoua". C'est là que le conseil général entre en scène, le 22 novembre 2004 : d'une main, il préempte le lopin incriminé au titre de "la préservation de la qualité des sites, des paysages et des milieux naturels", motivé par la présence d'un rare liseron duveteux. De l'autre, il vote, le même jour, une subvention de 286 205 euros à l'agglomération d'Aubagne, pour étendre la décharge sur ce même site.
Deux ans plus tard, une déclaration d'utilité publique (DUP) de la préfecture des Bouches-du-Rhône permet effectivement de procéder à l'agrandissement. Dans sa convocation du 8 septembre, le juge accuse tout bonnement Jean-Noël Guérini d'avoir "détourné son pouvoir" de préemption afin de "constituer une réserve foncière au bénéfice de son frère".
Pis : la concomitance des deux actes "illustre l'absence totale d'intention de préempter en vue de la protection" de l'environnement...
Autre reproche : avoir pris part à la commission permanente du 2 juin 2006 autorisant, à l'issue de la DUP, la cession du terrain à Aubagne, en sachant pertinemment qu'elle profitait à son frère. "Quand un élu sort au moment du vote, on sait qu'il y a embrouille", raille un conseiller général socialiste. Pour sa défense, le sénateur se défausse sur le préfet de l'époque, Christian Frémont, aujourd'hui directeur de cabinet à l'Elysée.
Pourtant, il n'en menait pas large au téléphone le 27 avril 2009, en prévenant son cadet qu'une enquête était ouverte contre lui : il lui conseille alors, en corse par souci de discrétion, de "tout débarrasser". Un "ami à Madrid" venait de lui livrer ce que Duchaine nomme une "information de caractère confidentiel", nouveau délit à ses yeux. "A mon avis, ça doit être pour les décharges Alex, mais de toute façon au bout de trois ans y'a prescription, ils peuvent rien faire", subodorait le président du conseil général. Le juge n'a pas l'air de cet avis...
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