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L'un est président socialiste du conseil général des BDR, l'autre n'est officiellement qu'un chef d'entreprise spécialisé dans le traitement des déchets. Jean-Noël Guérini et son frère cadet, Alexandre, l'un dans la lumière et l'autre dans l'ombre, sont les patrons incontestés de la gauche marseillaise. Du coup, quand la justice s'en mêle, c'est tout le système qui tremble.
C'était l'été dernier. Presque une éternité. A la mi-juillet, Jean-Noël Guérini a été intronisé "deuxième président" de la Socoma. Un poste honorifique pour un business bien payé ? Pas seulement. Sur le port de Marseille, la Société coopérative de Manutention est un mythe et une puissance à la fois. Elle a été fondée en 1950 par les hommes de Defferre. C'est tout ce qui reste aujourd'hui de l'héritage depuis que la mairie est passée à droite et que La Provence, le quotidien régional, vivote sous l'aile du groupe Hersant. Son président en titre s'appelle Charles-Emile Loo, ancien cacique de la fédération socialiste. Il file vers ses 88 ans.
Sentant sa fin venir, "Milou" a choisi "Jean-Noël" pour qu'un jour il lui succède. L'affaire s'est nouée devant la tombe de "Gaston", le 7 mai, jour anniversaire de la mort du Vieux Lion. Pour le président du conseil général des Bouches-du-Rhône, défait l'année précédente à la mairie de Marseille, la Socoma était bien plus qu'un lot de consolation. Influence, surface sociale, notabilisation. Jean-Noël Guérini a trop longtemps souffert du mépris des élites phocéennes pour ne pas voir, dans cette superbe promotion, la promesse d'une revanche. Et pas seulement aux prochaines municipales. Durant l'été 2009, tout s'est mis à bouger chez les Guérini. Car de fait, ils sont deux. Jean-Noël et Alexandre, de cinq ans son cadet. Depuis toujours, ils avancent côte à côte. L'un dans la politique. L'autre dans les affaires - officiellement - avec une prédilection pour le traitement des ordures !
En allant à la Socoma, le premier a fait un pas de côté. Alexandre, lui, s'apprêtait à faire un pas en avant. Apparemment, pas grand-chose. Juste une envie d'élection, à l'occasion des régionales de mars 2010. Ce n'était pas la première fois qu'Alexandre Guérini était démangé par ce prurit. Quand le conseil général a été menacé en 2004, il a failli entrer dans la bagarre. Aux dernières municipales, il a songé, un moment, à aller défier lui-même Renaud Muselier dans un secteur clé de la ville. Mais, cette fois-ci, c'est du sérieux.
L'homme de l'ombre, celui dont on ne parle qu'à voix basse, le frère trop discret pour ne pas être aussi le stratège secret de la maison Guérini, a soif de lumière. Autre forme de reconnaissance ! Ce mandat régional est un investissement. Il en annonce d'autres, de plus grande ampleur. Un jour, Jean-Noël finira bien par atteindre son nirvana municipal et alors il faudra que quelqu'un continue à serrer les boulons. Dans ce grand paquebot bleu qui domine la ville et l'irrigue de ses subventions. Bref, au conseil général !
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Les écoutes vont bon train
C'était un joli rêve. Il s'est évanoui avant même d'avoir vraiment commencé. Tout cela à cause d'un petit juge financier, Charles Duchaine, et des discrètes investigations menées, depuis le printemps, par les gendarmes, dans le cadre d'une instruction pour "atteinte aux marchés publics, trafic d'influence, détournement de fonds publics, corruption, prise illégale d'intérêts et blanchiment". Rien de moins ! L'instruction judiciaire est menée "contre X". Qui est, à Marseille, le nouveau "Monsieur X" ? A la Socoma, Charles-Emile Loo, qui n'avait rien vu venir, s'interroge désormais sur la perspicacité de ses choix.
Au siège de la fédération, où il faisait il y a encore peu la pluie et le beau temps, Alexandre Guérini a soudain disparu. C'est tout juste si on se souvient de son nom. Lequel ne figure d'ailleurs plus sur la liste régionale du PS. Quand les gendarmes ont déboulé, le 19 novembre, au siège de ses deux sociétés puis à son domicile privé, Alexandre était en voyage en Amérique du Sud. Quand ils ont débarqué au conseil général et à la communauté urbaine, Jean-Noël revenait à peine d'Auschwitz où, comme chaque année, il avait accompagné des lycéens du département. Les pandores savaient pertinemment ce qu'ils cherchaient. Depuis le début de l'année, les écoutes sont allées bon train. Il a suffi que ces informations sortent dans la presse - le site de Bakchich.info et France 3 - pour qu'après les effluves d'une grève des éboueurs un vent glacé s'abatte sur Marseille. Depuis, c'est le temps des rumeurs, des rendez-vous cachés et des règlements de comptes. Tout le monde aux abris ! A gauche comme à droite (ou presque) !
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Le sens de l'amitié utile
Pour préserver leur honneur, alors que leur nom circule sans qu'ils aient jamais été entendus par la justice, les Guérini ont pris des avocats. Ils ne parlent plus. Ils ne se parlent plus. Prudence, prudence… "Comment va Alexandre ?", a demandé, mercredi dernier, Jean-Noël en rentrant du Sénat et autres palais nationaux. Alexandre est invisible. On ne le voit plus guère au Cercle des Nageurs où, chaque midi, il alignait autrefois les longueurs de bassin. Dans son immense bureau du conseil général, Jean-Noël reçoit au compte-gouttes. "Lui, c'est lui, moi, c'est moi", dit-il en jurant qu'il ne connaît rien des affaires de son frère. Sa lecture de tout cela est aussi simple que classique : "On veut m'abattre pour des raisons politiques." Soit… Mais alors fallait-il qu'elle soit menaçante, cette nouvelle puissance des deux frères, pour qu'à l'heure de leur envol, tandis que leur système était en train de prendre une autre dimension, dans une répartition des rôles inusitée, on rejoue à Marseille le remake judiciaire de "Main basse sur la ville".
On ne prête qu'aux riches. Ceux-là le sont. Ou plutôt, ils le sont devenus. Argent et puissance. Sur fond de politique, dans ce curieux chaudron phocéen où chacun peut s'inviter à condition d'avoir le goût de l'effort, le sens du risque et la passion des réseaux. La saga des Guérini, en ce sens, est l'expression achevée d'une certaine histoire de Marseille. Pour la comprendre, il faut d'abord observer les deux hommes. Et Dieu sait s'ils ne se ressemblent guère. Jean-Noël est un introverti qui s'expose et Alexandre, un extraverti qui se cache. L'un est engoncé dans des costumes croisés. L'autre vit volontiers en jean, tee-shirt et baskets. L'un est un coléreux, sentimental et superstitieux. L'autre est un animal chaleureux et sauvage. L'un voudrait conquérir les salons de la bourgeoisie. L'autre aime les bars et les bandes. Tous les deux ont le sens de l'amitié utile, qu'ils cultivent jusqu'au plus haut sommet de l'Etat et du CAC 40. Quand ils disent "Henri", c'est de Proglio, le patron de Veolia, qu'il s'agit. Quand ils disent "Bernard", c'est généralement de Squarcini, l'ami de Sarkozy devenu chef du renseignement.
Les Guérini - 59 et 54 ans - sont des enfants du Panier, doués à leur façon. Ils ont grandi ensemble dans ce quartier historique de Marseille. Ils ont grimpé ensemble, en dépit de la belle légende qui voudrait qu'ils aient tracé leur route, à la force du poignet, chacun de leur côté. Le berceau des Guérini est Calenzana, en Balagne. Leur fief est marseillais, juste derrière la mairie. L'oncle "Jean-François" était conseiller général socialiste. C'est lui qui a fait venir toute la famille au milieu des années 1950. C'est lui qui a trouvé un emploi pour tout le monde à l'office HLM.
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La réussite par les extérieurs
C'est lui qui, à sa mort, a laissé son canton à l'aîné des neveux. La politique en héritage. Vieille tradition locale. Sauf que, dans la machine Defferre, les Guérini étaient des gens de peu. Maîtres chez eux, sans doute. Grands apporteurs de voix dans la circonscription du suzerain, à coup sûr. Mais pas davantage. En 1977, il faudra que la secrétaire personnelle de Gaston, dont Alexandre épousera la nièce, insiste pour que Jean-Noël fasse ses premières armes aux municipales, à un modeste rang et surtout dans un secteur jugé très incertain.
Ainsi va la vie. Jean-Noël Guérini a alors 27 ans. Pas de diplômes. Une carte des MJS et de FO. Rien d'exaltant. Sans le canton de l'oncle, cinq ans plus tard, l'histoire se serait peut-être arrêtée là. Et la carrière des deux frères aurait pris un tour moins classique. Avec Defferre, on grimpait par la mairie. Les Guérini n'y ont pas leur place. Ils feront donc les extérieurs. Par le conseil général. Ce n'est pas la voie royale. On y avance lentement. Il faut savoir être patient, habile et travailleur. Jean-Noël a toutes ces qualités. Il sait compter. Il sera bientôt rapporteur général du budget. Auparavant, dans la guerre de succession ouverte par la mort de Gaston, il a fait le choix de Michel Pezet contre celui de Robert Vigouroux. Cela lui coûtera quelques mandats locaux. Avant de lui ouvrir les portes d'un sacré fromage en février 1987 : la présidence de l'Opac des Bouches-du-Rhône, conquis au nez et à la barbe d'un defferriste de la plus belle eau, Marius Masse.
Dans le système Guérini, il y a un avant et un après-Opac. L'ascenseur politique via le logement social : à défaut d'être originale, la méthode est d'une rare efficacité. Dès cette époque, les deux frères s'installent dans des registres complémentaires. Jean-Noël gère, Alexandre répare. L'un soigne l'électeur, l'autre dirige une société de plomberie. Le premier occupe le devant de la scène, tandis que le second s'impose progressivement comme une sorte de DRH de la PME familiale. Il y a du clientélisme dans l'air. Tout cela est très corse. Au conseil général, le rapporteur général du budget a vite compris que cette énorme collectivité, gérée en père de famille, est aussi une immense usine à subventions. En 1998, la valse des présidents, à l'hôtel du département, lui ouvre la porte du "9e étage". Quand François Bernardini, son prédécesseur, est contraint par la justice à la démission, Jean-Noël, les larmes aux yeux, lui offre une carte magnétique qui lui donne accès en permanence au conseil général. "Tu es ici chez toi." Un an plus tard, le même Bernardini est pourtant délesté, sans pitié, de son poste de premier secrétaire de la fédération. C'est le grand vide.
Les barons marseillais se sont entre-tués. Reste Jean-Noël, tout en haut de la colline. Il tient le département. Il contrôle la "fédé". Il est devenu sénateur. Il lorgne sur la ville. On est en 2000. Les années Guérini peuvent enfin commencer ! Tout par le conseil général. Tout pour le conseil général. C'est aussi simple que ça. On a commencé par le PS. C'était le plus facile. Avec la Rue-de-Solférino, les frères Guérini ont imaginé un deal audacieux. La "fédé" subit une cure d'amaigrissement. Fini le temps où ses quelque 20.000 cartes pesaient de manière décisive sur la vie nationale du parti. Mais en échange, il n'y aura plus aucune limite au verrouillage interne. Dans cette opération, Alexandre est aux premières loges. Il préside de facto la commission des cartes. Pas d'adhésion possible sans son accord. Les sections sont reprises en main une à une. On place, on menace si nécessaire. Pour ne pas avoir d'histoire avec Paris, on essaie de jouer gagnant dans la course des éléphants. Un jour Fabius, puis Jospin, puis Royal, puis plus rien… Alexandre, que l'on disait vaguement rocardien dans sa jeunesse, n'a jamais compris pourquoi DSK, qu'il admire tant, avait toujours snobé son frère. Cet été, il imaginait même de faire le voyage à Washington pour préparer une paix des braves !
Dans ce genre d'aventure, tout le monde suit d'autant plus aisément que le voyage est rentable. Les trois quarts du conseil fédéral du PS vit directement ou indirectement du conseil général. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il a fallu attendre que la gauche gagne par surprise la riche communauté urbaine de Marseille en 2008 pour que la vraie finalité du système apparaisse presque au grand jour. Du jour au lendemain, tandis que Jean-Noël pansait ses plaies après sa courte défaite aux municipales, Alexandre a abandonné toute prudence. On l'avait aperçu. Il s'est fait voir. Il avait poussé son frère à la mairie quand celui-ci se remettait a peine d'une grave intervention cardiaque. Il avait été le stratège de sa campagne. Il avait tenu, pour lui, la rue et les murs. Ce n'était sûrement pas pour tout plaquer au premier échec venu.
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La machine grippée
Longtemps, Alexandre a travaillé pour son frère depuis les locaux de ses sociétés. Les interventions, c'était lui. Les services, c'était lui. Les emplois ou les subventions, c'était encore lui. Dans son bureau, les dossiers politiques étaient entassés au bout d'une immense table, juste après les dossiers professionnels. Il suffisait d'un fax ou d'un coup de fil pour les faire avancer. Alors que l'unique qualité d'Alexandre, cet homme sans mandat, était d'être le frère du président. Ainsi se forgent les clientèles dans un système opaque, sans être pour autant forcément illégal.
La faute des Guérini, alors que la justice avait déjà commencé ses investigations, est d'avoir mis à la communauté urbaine une pression trop brutale en traitant son président, Eugène Caselli, comme une simple potiche. En pratique, il y avait Jean-Noël, président du conseil général, et Alexandre, vice-roi de la communauté urbaine qui sélectionnait les directeurs de service, recevait les syndicats et préparait les commissions d'appel d'offres. Sans doute cette répartition des tâches en préparait-elle une autre, d'ici aux municipales de 2014. La machine a tenu plus d'un an. Elle s'est grippée juste avant que les gendarmes ne débarquent. Est-elle définitivement brisée ? Jacques Pilhan, ce conseiller en communication de deux présidents de la République qui avait ses habitudes du côté du Vieux-Port, disait qu'en politique "être une cible, c'est con, mais qu'être une cible immobile, c'est encore plus con". A Marseille, les Guérini en sont là.
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